lundi 28 juin 2010

Écrivain public


" Cher Monsieur le préfet,

Je m'appelle Lakhdar S... et je suis né à la frontière entre Algérie et Tunisie en 1938. Je ne sais pas bien écrire le français, alors je dicte cette lettre à mon médecin pour être sûr de vous écrire sans faire de fautes. Je suis venu en France en 1964, j'avais 26 ans. Pour un harki, la vie était difficile après l'indépendance, et je n'avais pas d'argent pour ma femme et mes enfants, et on m'avait dit que je trouverai du travail en France. Je suis parti seul. J'en ai trouvé sans problème, et on m'a même dit qu'il n'y avait pas assez de travailleurs et que c'est pour ça qu'il y avait beaucoup d'arabes dans le travail du bâtiment.

La ville était alors toute petite et s'arrêtait alors à la caserne L... On jouait au football avec les ouvriers de l'usine, à l'ancien stade, là où il y a maintenant le grand immeuble du T... et on voyait partir le train à vapeur qui allait à la plage.

J'ai travaillé dur. J'ai travaillé comme ouvrier et après comme chef d'équipe. J'ai construit le grand centre commercial à la place de l'ancienne gare de la plage. J'ai construit la voie rapide et aussi le stade de la M.. J'étais dans les travaux de la grande mairie, et aussi de la bibliothèque. On travaillait tôt le matin et c'était moi qui donnait le signal du début et de la fin de la journée. On achetait un journal pour toute l'équipe comme ça on apprenait le français à la pause et on connaissait les nouvelles. On n'avait pas peur du travail.

La ville je la connais bien, pas parce que je suis né ici, mais parce que je l'ai construite avec mes camarades. Je vous envoie cette lettre pas pour de l'argent, grâce à Dieu, comme j'ai beaucoup travaillé je ne suis pas dans le besoin. J'aimerai un rendez-vous avec vous pour que quelqu'un de la ville me dise merci."


samedi 26 juin 2010

Les bons mots du Dr Golio (1)


- Bonjour Mme N..., euh je vois votre nom, vous êtes l'épouse du Dr N... , de l'hôpital ?
- Et oui.
- Oh, c'est chouette ! C'était mon chef de clinique, aux urgences, on s'était super bien entendus. ( et avec mon plus large sourire...) Comment ça se passe pour lui, il va bien ?
- Je pense qu'il doit aller au mieux, il m'a quittée la semaine dernière pour s'installer avec une des infirmières du service.

(mais où est donc mon trou de souris que je puisse m'y cacher ....)

mercredi 23 juin 2010

Une journée comme une autre (avec des bouts de vraie vie dedans)


Début de journée, fait enfin beau, allez motivé, basket, footing à la fraîche. Pas de méprise, je suis absolument pas sportif, c'est le 2ème que je fais en un an (!), mais bon, comme c'est à ce moment-là que je me suis dit "aujourd'hui je note tout !", il faut bien le noter.
Petit déj, amener le grand à l'école. Rester à tenir la jambe au "responsable pédagogique" du collège pour s'entendre dire que ça va pas être facile l'an prochain, que vraiment ils font tout ce qu'ils peuvent, mais que bon, encore schtroumpf n°1 serait dyslexique ils sauraient faire, mais là, trop intelligent, il sort trop du cadre et que là on peut rien vous dire de sûr avant la rentrée.

Matinée sans rendez-vous. Salle d'attente pleine.

- h, 73 ans. Le diabète va mieux depuis le changement de traitement le mois dernier. Mais il a l'impression de saigner un peu plus longtemps quand il fait ses dextros. Est-ce que ce serait pas la leucémie de l'an dernier qui grignote ses plaquettes à nouveau ?

- h, 7 mois. examen périodique et vaccinations.
- h, 36 ans. Angine aiguë à strepto. Pourquoi avoir attendu 8 jours avec 40° de fièvre ? S'est fait larger par sa femme il y a un mois, surprise totale, seul depuis ce temps-là dans leur maison commune, sans CB, sans chéquier, uniquement avec des questions sans réponses. C'est dur.
- h, 21 ans, a attrapé la crève à la fête de la musique.
- f, 1 an 1/2. varicelle
- h, 10 ans, surveillance et adaptation du traitement de fond après une grosse décompensation asthmatique la semaine dernière.
- f, 34 ans, malvoyante, renouvellement traitement de substitution hormonale (thyroide+corstisone) suite à un craniopharyngiome. On a beaucoup parle de son mari qui débute une chimio pour une récidive d'un cancer ORL rarissime, 25 ans après le traitement initial !!
- f, 5 mois, virose + boutonnite aiguë virale.
- h, 22 ans, retour avec résultats d'examens, a une masse rétrocervicale qui lui comprime le nerf d'Arnold : ganglion ? Névrome ? IRM puis ORL
- h, 45 ans, énième récidive de consommation alcoolique après un énième sevrage. C'est pas grave, on retrousse nos manches et on s'y remet. Pour le moment, l'urgence c'est l'anxiété majeure. Le foie, on verra plus tard.
- visite, h, 80 ans, retour à domicile après une hospitalisation pour AVC. Il a bien récupéré. Il pourra bientôt retourner acheter le pain et le journal, prétexte innocent pour discuter au boulodrome avec ses copains, ce qui lui a le plus manqué à l'hôpital.
- visite, f, 78 ans, réadaptation du traitement antalgique, moins nécessaire depuis l'infiltration de la semaine dernière pour sa sciatique paralysante sur tassement vertébral. Avec moins de morphine en patch, elle dormira moins. Si ça va pas mieux, faudra faire une cimentoplastie.

Manger, un peu.
Pas de rendez-vous en début d'après-midi.
Accompagner schtroumpf n°2 à son cours de guitare. Rester écouter avec plaisir ce bonhomme qui déchiffre ACDC, Bob Marley ou les red hot chili peppers en se rappelant toutes les conneries dites, faites ou fumées sur ces mêmes morceaux, il n'y a pas si longtemps.... Prendre le temps de partager quelques BN pour le goûter.

Et ce sont les rendez-vous... :

- f, 35 ans, virose ORL sans fièvre qui traîne depuis 1 mois... toux quinteuse nocturne émétisante... pollens ? coqueluche ?
- f, 26 ans, pas enceinte, pas en allaitement, lymphangite typique sur un sein (!?) à surveiller.
- f, 2 ans, otites récidivantes sur RGO cataclysmique.
- h, 55 ans, préparation voyage au Costa-Rica. Info vaccins, palu, préparation pharmacie de voyage.
- h, 42 ans, première consultation après le tsunami d'une sérologie VIH positive.
- h, 4 mois, certificat d'entrée en crèche
- f, 22 ans, renouv pilule, frottis
- h, 44 ans, suivi substitution aux opiacés, hepatite C stable
- f, 25 ans, gros pb de compliance avec les pilules, pose de stérilet, jamais vu de malaise vagal aussi violent, j'espère qu'elle n'aura pas trop mal cette nuit.
- h, 32 ans, aide soignant, accident du travail, blocage lombaire après un excès de toilettes.
- h, 5 ans, laryngite

Je n'ai pas :
- fait ma compta
- ouvert mon courrier, ni scanné les examens complémentaires
- fait le contrôle technique de la voiture (bientôt 1 an de retard, ça craint !!!!)
- rédigé les 3 demandes d'ALD qui traînent sur le bureau
- appelé LE spécialiste qui sait tout du dossier du patient qui ne sait rien sur son dossier, à part "appelez donc le Pr Bidule, il vous dira tout".
- passé l'aspirateur
- commandé les consommables pour la remplaçante de juillet

Bon, la période est super calme, 2 collègues du secteur prennent leur retraite en septembre, sans successeur... va falloir que je commence à penser à prendre quelqu'un pour bosser avec moi si je veux tenir la route à la rentrée !!!

Autant de rencontres, autant de paroles, de gestes, et pourtant un grand sentiment de vide. C'est bizarre, je me sens un peu las...

mardi 22 juin 2010

Ding Dong


Quelqu'un peut-il me dire à quoi sert de me voler le carillon de la salle d'attente, sans voler en même temps le bouton de la sonnette ???

Restè-je zen...

samedi 19 juin 2010

Assujettis sociaux, de Binet


Quand Robert Bidochon attrape une angine de poitrine et doit être opéré, c'est tout le fonctionnement hospitalier qui est passé à la moulinette de l"humour. Une saine lecture, indispensable formation humaniste à la psychologie hospitalière !

lundi 14 juin 2010

Comment faire une visite à un malade

Extrait d'un manuscrit médical du XIIIè siècle, dont j'ai gardé le texte, mais dont j'ai perdu les références...


"Tu ne visites pas tous les malades de la même façon, mais, si tu veux écouter entièrement, apprends (ceci). Dès que tu es entré chez le malade, demande-lui ce qui peut lui faire mal. S’il te dit ce qui le fait souffrir, demande-lui si la douleur est forte ou non, continue ou non. Ensuite tu lui prends le pouls, pour voir par là s’il a de la fièvre ou non. Si en effet quelque chose le fait souffrir, tu lui prendras le pouls pour tâter ce qui est dit fluide et rapide.


Tu lui demanderas si la douleur lui vient avec le froid et s’il a des insomnies. Demande si les insomnies viennent de sa maladie ou quand il fait quelque chose, s’il va du corps et s’il urine comme il faut ; tu examines les deux côtés et tu vois ce qui peut lui être dangereux si toutefois la maladie est aiguë. Si en effet elle est passagère, tu ne diagnostiques rien. Demande le début de la maladie, ce que disent les premiers médecins qui l’ont examiné, s’ils ont tous parlé entre eux d’une seule voix. Recherche de quel élément elle peut dépendre, que ce soit le froid ou quelque autre élément semblable, ou s’il a le ventre souple, le sommeil remarquable, si sa maladie est fréquente ou non, si par hasard les maladies lui sont de naissance. Puisque, quand tu as toutes ces informations, tu en diagnostiques facilement les causes et il ne te paraît pas difficile de soigner."


Comme quoi, ça n'est pas depuis hier que l'on sait que l'écoute est au centre du soin. Cqfd.


Illustration : "Médecin au chevet d'un malade", Initiale historiée, Opuscula, Galien, XIIIème s., manuscrit 0234, Bibliothèque municipale de Vendôme.


jeudi 10 juin 2010

Les aphorismes de Toto (4)

Un médecin qui s'auto-prescrit un traitement médicamenteux, en pensant contrôler les choses parce qu'il est médecin, c'est comme un pompier qui rallume son barbecue avec de l'alcool à brûler, en pensant contrôler mieux les choses, car il est pompier. Tout fonctionne bien, jusqu'à ce que l'on se brûle...

mardi 8 juin 2010

Inexistant ?

Il a 90 ans, français d'Algérie, rapatrié en 1962 comme beaucoup d'autres. Depuis, il s'est posément installé dans ce petit quartier tranquille, avec ses enfants, son épouse. Bien sûr l'arrivée a été un peu chaotique, petit fonctionnaire de banque, expulsé de sa terre natale, il a été accueilli en métropole au cri de "dehors l'exploitant, mort aux colons...". C'est un tantinet blessant.

Il a fallu expliquer aux enfants certains petits détails de la vie "en France". Pourquoi il y avait une pétition à l'école pour ne pas accueillir les enfants des "pieds-noirs", pourquoi les autres parents du quartier rappelaient les enfants qui voulaient leur parler, pourquoi il n'y avait pas de toilettes dans la maison "comme là-bas" mais au fond du jardin, pourquoi la maîtresse les traitait de menteurs et les punissait quand ils disaient que les pois chiches, oui, pour de vrai, ça existe ! Pourquoi personne ne savait ce que c'était que les migas, le couscous, la frita ou la mouna.

Voilà.

Petit à petit, la vie a suivi son cours. Les enfants ont grandi, ont fait leur vie. Il a pu faire construire sa maison, toujours dans le quartier. Une nouvelle école s'est ouverte. D'autres couleurs sont apparues dans la rue, servant tour à tour de boucs émissaires : les espagnols, les portugais, les italiens, les maghrébins.... Il a avec ses amis d'outre-méditerranée recréé des amitiés, rencontré des gens du pays, comparé les mérites respectifs du pastis et de l'anisette, de la fougasse et de la kémia. Ensemble, ils ont bâti le rachis de cet endroit de la ville, construit une église au milieu des vignes. Maintenant, il y a des maisons et des immeubles partout. Le temps passe. Avec un peu de nostalgie, mais jamais de mélancolie.

Et puis il est tombé, le mois dernier. Sa fragile carcasse n'a pas supporté un pli dans le tapis et son col du fémur s'est rompu. Opéré, prothésé, envoyé en rééducation. Mais le retour à domicile paraît difficile. Il est veuf, les enfants travaillent loin, il ne peut presque plus marcher.

C'est là que le vrai problème se pose. Parce qu'il est né en Algérie, il a normalement un n° de sécu qui commence par 1 99 .. (né à l'étranger). Mais comme il s'agit d'un ancien département français, géré par les caisses de Rouen ou Nantes, on lui a attribué il y a quelques années un nouveau n° de sécu, ce qui ne l'a pas dérangé vu qu'il n'a jamais été malade. Mais du coup, comme il ne s'en est jamais servi, il a été radié des listes de la sécu. Pour les deux numéros. Pour demander à recréer son dossier, il faut la carte d'identité. Qu'il a fait pour la dernière fois en 1969. Et qu'il a perdu depuis lors, ce qui ne l'a pas dérangé vu qu'il n'en a jamais eu besoin. Pour faire la carte d'identité il faut prouver qu'il est français. Retrouver l'arbre généalogique administratif (facile, pour une famille d'immigrés espagnols en Algérie au début du XXè siècle) et les inscriptions à l'état civil (brûlé en 1962). A défaut, on peut prouver cela en montrant que l'on est inscrit à la sécu.

C'est beau. En attendant il attend dans son lit de centre de rééducation la facture de l'orthopédiste pour sa prothèse.

Photo : le sanctuaire de ND de Santa Cruz , qui surplombe la ville d'Oran, endroit mythique de la diaspora des rapatriés oranais. Le sanctuaire est toujours présent en Algérie. La statue de la vierge a été "rapatriée", comme ses enfants, à Courbessac, près de Nîmes.

lundi 7 juin 2010

Théâtral

En Italie, on ne dit pas "je suis médecin" mais "je fais le médecin" (faccio il medico). Comme si l'expression verbale reconnaissait clairement qu'il s'agit d'un rôle (social, humain, professionnel... peu importe, en fait). C'est la fusion entre l'être et le faire qui aboutit, je pense, à la déshumanisation possible de mon métier. N'est-elle pas là, la véritable maladie de Sachs ? En étant conscient que je joue à être médecin, je peux continuer à exister en tant qu'être humain.

(et si un jour je n'aime plus ce que je fais, je peux changer de rôle sans m'amputer d'une partie de mon être)

La manière de parler ne reflète-t-elle pas la manière d'exercer ce métier ?

samedi 5 juin 2010

Lieux d'accueil (3) : l'hôpital-palais



Un fait extrêmement important de l’histoire de l’architecture hospitalière est l’établissement des hôpitaux généraux dans toutes les villes de France par Louis XIV en 1662. Cette décision a deux objectifs. Il s’agit d’une part de centraliser, d’organiser et de contrôler en un seul lieu la multitude d’organisations charitables, peu efficaces à cause de leurs faibles revenus individuels. Mais le but est aussi de créer un lieu de contrôle des « déviants sociaux» (vagabonds, mendiants, orphelins, vieillards…). Il ne faut bien sûr pas oublier, en ces périodes de lutte contre la Réforme, les déviants religieux. Ainsi, une éducation catholique est alors assurée aux pensionnaires.

Afin d’assurer le fonctionnement financier de l’ensemble, d’importantes manufactures y sont installées, donnant du travail aux pensionnaires et enseignant un métier aux orphelins : fabriques de bas, de bonnets, de toiles de coton, d’aiguilles ou de chapeaux.

Les bâtiments sont conçus sur un modèle imposant. Il faut à la fois assurer un enfermement fiable des pensionnaires, mais aussi faire resplendir la gloire et le générosité royales. On se préoccupe pour la première fois de notions architecturales ou fonctionnelles d'ensemble, comme l'alimentation en eau potable de la structure, ou la division en quartiers. Le plan est souvent basé sur un même modèle : une chapelle monumentale est au centre de l'édifice, symbolisant à la fois l'accueil de l'hospice et l'entrée de la maison de Dieu (catholique, cela s'entend). Les ailes des hommes, des femmes, des "incurables" ou des "jeunes" s'étendent de part et d'autre de la chapelle. Les bâtiments des manufactures, les réfectoires sont un peu au-delà. Les logements de la communauté religieuse de sœurs, de l'aumônier et des infirmiers sont proches de la chapelle.












Il s'agit plus d'exercer dans ce lieu une activité de logement et de "normalisationn sociale" que de soins. Cependant, la population admise étant fragilisée, des médecins, des chirurgiens ou des apothicaires interviennent régulièrement, leurs soins ainsi que la fabrication des médicaments sont payées par la ville directement ou sous forme de déduction de taxes. Cependant les étudiants en médecine n'y sont admis dans la plupart des villes qu'à la toute fin du XIXè siècle.

Ces structures ainsi construites ont beaucoup de mal à sortir de leur vocation d'hospices, et ce n'est qu'autour de 1900 qu'une refonte de l'organisation hospitalière remet le soin à l'individu au centre de l'activité, avec la création de services plus spécialisés : enfants, vieillards, maladies vénériennes... Les hôpitaux généraux sont alors inclus dans le système hospitalier qui s'est développé en parallèle. Il faut donc rester conscient que l'hôpital que nous connaissons aujourd'hui est bien héritier à part entière de ces lieux d'accueil des déshérités, qui n'ont pas forcément besoin de soins médicaux, mais surtout de rééducation sociale.


- Lettres patentes du Roy, éditées et reproduites dans toutes les villes de France à partir de 1662
- La Salpêtrière, Hôpital Général de Paris, initialement réservé aux femmes, avec le dôme monumental de la chapelle centrale.
- l'Hôpital Général de Lille

mardi 1 juin 2010

Brûler dehors

J'ai écrit ce texte après avoir appris le suicide récent d'un jeune médecin, qui a emporté avec lui sa femme
et ses enfants. Un acte terrible. "Mais comment a-t-il pu en arriver là !!?? ". Incompréhension.
Et voici quelques pistes de réflexion :



Cela débute de manière insidieuse. Toujours. Juste une très légère gêne, comme un petit gravillon dans la chaussure. Pas assez gros pour faire mal, pour imposer l'arrêt immédiat et le délaçage fastidieux de cette grosse godasse de marche en montagne. Mais cependant on le sent, il se balade. Parfois il est tapi entre deux orteils, la gêne disparaît, puis il réapparaît au talon. C'est rien. Je n'ai pas tant de route à faire, encore. Je vais vite faire abstraction et l'oublier. Pas envie de m'arrêter, le sommet est accessible, la montagne est si belle...

Bien sûr, ça me rappelle ces moments difficiles, il y a quelques années. J'étais interne en cancéro. J'avais choisi ce stage en toute connaissance de cause, je voulais toucher, voir, apprendre à aider les patients douloureux, savoir "maîtriser" la morphine, apporter mes petites graines d'humanité dans ce terreau de souffrance. Cancer, douleur, fin de vie, accompagnement. Bien sûr j'avais été bien reçu, et en cadeau, j'avais aussi eu l'isolement professionnel, les chimios à prescrire viteenurgencemaintenantcarlapharmaciehospitalièrefermeà17h (à 6 patients tous arrivés à 16 h car ils n'en pouvaient plus de voir cet hôpital tous les 15 jours, de dégueuler tripes et boyaux à la seule idée de reprendre l'ambulance pour y venir). J'ai reçu dans mon petit paquet aussi des gestes hypertechniques, chronophages, difficiles, délégués à ses internes par le chef de service. Les négociations permanentes pour avoir un avis spécialisé. Les coups de gueule de l'anesthésiste ou du senior de garde qui ne veut pas se déplacer. J'ai connu le déni de la maladie, la brutalité des diagnostics et l'angoisse inimaginable de cette période, la pire, celle entre la suspicion du cancer et le résultat positif de l'anapath. C'était dur. Mais bon, j'avais pu prendre 15 jours de vacances, mis un beau pansement occlusif sur mes blessures. J'ai fini le stage tant bien que mal. Cahin-caha, mis mon moral dans ma poche en attendant le stage suivant. Et puis, ma foi, j'ai enchaîné avec mon petit caillou entre mes orteils.

Ce gravillon, qui flotte, il est là, présent. Il n'attend qu'une chose, c'est que les grains de sable du quotidien viennent s'accumuler autour de lui.

Et puis il y a un moment où ça ne va plus. Stages. Thèse. Remplacements. En libéral. Aux urgences. Au Samu. Par ici, par là. Toujours changer de manière de travailler, de cabinet, de patientèle. Pas de débriefing de la part des médecins remplacés, déjà pour beaucoup au bord de la rupture. Un chèque. Un coup de téléphone : "tu es libre dans 6 mois ? dans 2 jours ?". Et puis à côté ses propres enfants qui grandissent (je parlerai un autre jour de la joie de devenir parent en étant étudiant de D2), qui attendent tard le soir que papa rentre de son travail pour une miette d'histoire. Son couple qui implose.

Alors la médecine devient une hydre. Tentaculaire, elle pompe chaque gramme d'élan vital. Plus on lui donne, plus elle en veut. L'ambiguïté devient la règle : trop de patients, ils m'emmerdent, pas assez, je tourne en rond et je prend quelques gardes en plus. Je ne prend plus le temps de m'asseoir que j'ai déjà rédigé l'ordonnance de celui qui vient. Avant de l'avoir écouté, avant de l'avoir examiné. Et paf, voilà, toi t'as une tête d'allergique, un pshit dans le nez et on n'en parle plus, et je m'en fout de ton chat cromignon que tu veux garder mais qui déclenche tes crises d'asthme. Toi t'as mal à la cheville (fallait pas jouer à Tarzan !), une attelle et c'est plié. Moins j'écoute, et plus je prescris. Des examens, des radios, des bilans. Des traitements, anxiolytiques, antidépresseurs. C'est plus simple que de passer 1 h à faire "oui, oui" pendant que toi, malade, déprimé, triste, tu me racontes ta vie. Et puis de toute manière, vous avez tous la même chose, une patraquerie générale, une malfoutose chronique qui ressort par le nez, par la bouche, par le cul. Espèces de malades !! Je ne vois plus aucun individu, mais une masse de demandeurs, de quémandeurs de soins, de médocs, d'examens, d'affection...

Tiens, un xanax dans le tiroir du bureau, ça peut pas me faire de mal de temps en temps. Et puis je dors si mal. Un petit stilnox le soir, c'est tout bon pour une nuit sans rêve, sans cauchemar. La dépendance possible à ces médocs ? Je m'en fous, je contrôle, je sais ce que c'est... je suis toubib, quand même. Et puis au moins ça m'empêchera d'entendre ma femme qui veut me réveiller à 3h du mat pour me raconter ses histoires. Sortir avec des potes, je ne sais plus ce que c'est. Et puis mes potes, avec 10 ans de fac et de nuits de gardes derrière moi, j'en connais plus aucun en dehors de la médecine. Il sont tous pris par leur boulot. Et que je te fais un stage interCHU par-ci. Et que j'aurai un clinicat par-là. Non désolé, j'ai une garde, je remplace encore ce soir, j'anime une conf' d'internat, avec mon stage en périph', je peux pas rentrer pour une soirée, j'ai une proposition d'association à l'autre bout de la région, je suis claqué, j'ai des courriers à dicter...

Le soir après le dernier patient, je zone au cabinet, internet est mon ami. Pas envie de rentrer chez moi. Font chier, ces gosses à pleurer tout le temps. Et puis pour la voir faire la gueule, hein.... pour ce qu'on fait tous les deux... de toute manière j'arrive même plus à bander, alors à quoi bon coucher ensemble... J'ai pris du prozac, puis du deroxat, du seroplex... un jour oui, un jour non, ça dépend de ce que je trouve dans les tiroirs d'échantillons de labos. Je comprend pas qu'ils puissent avaler ça, les déprimés, j'ai l'impression que ça ne me fait ni chaud ni froid. Hin hin hin, encore un coup de placebo !

Un jour, j'ai trouvé d'autre boîtes au fond de mes tiroirs. Du skénan, de la ténormine, du valium. Une ou deux boîtes de chaque ça devrait suffire.

Un jour j'ai eu la flemme de m'asseoir pour enlever un petit caillou qui se baladait dans ma chaussure.

Et j'en suis mort.


PS : naaan, je suis pas mort, même si le début raconte des situations vécues, la fin n'est qu'une fiction, toute ressemblance avec des situations vécues voudrait dire que vous êtes en médecine ou dans une autre profession de soin. Jetez vos godasses un petit moment, asseyez-vous le long du chemin, allongez-vous et regardez le ciel en écoutant pousser l'herbe. Inspiration, expiration... c'est la vie.